Claire Marin, Être à sa place, Éditions de l’Observatoire, 2022 (éd. 2023 Le livre de poche)
p.14-15
Toutes les places sont provisoires, sans cesse soumises à un grand chambardement, à une redistribution des cartes et des places de chacun. Peut-être ne sommes-nous en réalité jamais que dans l’entre-deux, entre deux mondes, entre deux temps, entre deux manières d’être soi. Il faut admettre qu’il y ait du trouble dans la place, qu’il soit social, politique ou affectif. Nous sommes dans le déplacement plus que dans l’assise d’une place définitive. Certains pensent cette absence de place, cet entre-deux comme un équilibre instable, une vulnérabilité. Mais n’est-ce pas la force des désaccordés que de n’être jamais exactement à leur place, de naviguer entre les langues, les cultures, les modes d’être ? N’est-ce pas cette fluctuation, cette plasticité, cette capacité à être autre qui fait notre réelle liberté ?
p.17
La question de la place est aussi celle de la revanche, de la réparation ou de la réconciliation. Avec les autres, avec soi, avec une histoire à trous, dont les blancs sont une souffrance. On ne comble pas toujours ces espaces vides, mais on écrit dans la marge. Ce qui s’écrit sur le côté, en parallèle du texte principal, est un espace de réappropriation personnelle du sens, de réflexion et de mise à distance de l’autorité. Écrire à côté, c’est faire entendre sa voix, celle qui s’affirme d’abord dans les marges mais qui pourrait bien un jour composer le cœur du texte.
p.23-24
Résider, c’est exister sur un mode plus apaisé. C’est aussi perdre l’ardeur, l’élan, l’intensité d’une vie en mouvement. Faut-il alors, comme la toupie, créer un mouvement qui reste sur place, ou se décale de peu ? Est-ce dans cet équilibre instable d’une énergie tourbillonnante que nous réussirons à combiner le désir d’un endroit à soi et la vitalité du mouvement ?
p.25
« L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? » *
* Georges Perec, Espèces d’espace, 1974, Note "Prier d’insérer"
p.106-107
Ce qu’affirme très clairement l’historien Romain Bertrand : Être « entre » plutôt qu’être « dans », ne pas s’installer mais toujours changer de place ; c’est ce genre d’« inquiétude » naturelle qui explique peut-être les vocations des sciences humaines :
« Quant à la place de l’historien, sur laquelle vous m’interrogiez : la règle est de n’avoir pas de place fixe. Il y a des gens qui sont persuadés qu’ils ont une place, qui passent leur vie à lutter pour la conquérir et la conserver. Ils aiment êtres "racinés", comme disait Marcel Détienne, et d’autres aiment moins cela – j’en fait partie. Je suis assez intimement persuadé qu’une grande part des vocations, en sciences humaines, viennent du sentiment de n’être pas entièrement accordé aux évidences d’un jeu social ou aux attendus d’une assignation identitaire. Cela ouvre en soi une disponibilité à l’accueil d’une parole autre. La condition du jeu, et sa règle, c’est de n'être jamais à sa place. ** »
** Mathieu Potte-Bonneville, Romain Bertrand, un historien entre les mondes, Magazine du centre Pompidou, 2021.
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