François Jullien, Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie, 1998, Points essais.
Chapitre premier : Sans rien avancer.
« Un sage, poserons-nous d'emblée, est sans idée.
"Sans idée" signifie qu'il se garde de mettre une idée en avant des autres - au détriment des autres : il n'est pas d'idée qu'il ne mette en tête, posée en principe, servant de fondement ou simplement de début, à partir de quoi pourrait se déduire ou, du moins, se déployer sa pensée. Principe, arché : à la fois ce qui commence et ce qui commande, ce par quoi la pensée peut débuter. Lui posé, le reste suit. Mais, justement, c'est là le piège, le sage craint cette direction aussitôt prise et l'hégémonie qu'elle instaure. Car l'idée à peine avancée a fait refluer les autres, quitte ensuite à les associer, ou plutôt elle les a déjà jugulées en sous-main. Le sage craint ce pouvoir ordonnateur du premier. Ainsi, ces "idées", veillera-t-il à les garder sur le même plan - et c'est là la sagesse : à les tenir également possibles, également accessibles, sans qu'aucune, en passant devant, ne vienne cacher l'autre, ne fasse ombrage à l'autre, bref sans qu'aucune soit privilégiée.
"Sans idée" signifie que le sage n'est en possession d'aucune, prisonnier d'aucune. Soyons plus rigoureux, littéral : il n'en met en avant aucune. Mais, cela même, pourra-ton l'éviter? Et pourtant, dès que nous commençons d'avancer une idée, nous dit la sagesse, c'est tout le réel (ou tout le pensable) qui, d'un coup, s'est reculé ; ou plutôt, le voilà perdu en arrière, il faudra tant d'effort et de médiation, désormais, pour s'en rapprocher. Cette première idée avancée a rompu le fond d'évidence qui nous entourait ; en en pointant d'un côté, celui-ci plutôt qu'un autre, elle nous a fait basculer dans l'arbitraire, nous avons versé de ce côté-ci, et l'autre est perdu, la chute est irrémédiable : nous auront beau construire ensuite toutes les chaînes de raisons possibles, nous n'en sortirons plus jamais - nous creuserons toujours, nous enfoncerons toujours, toujours pris dans les anfractuosités et les boyaux de la pensée et sans jamais plus revenir à la surface, plane, celle de l'évidence. »
Chapitre deux : Sans idée privilégiée, sans moi particulier.
« Page 21) « Pour entamer ces variations sur la sagesse, je repartirai de celui qui, en Chine, l’aurait le mieux incarnée, Confucius. Ce court propos des Entretiens éclaire sous un jour plus personnel pourquoi le sage est "sans idée" :
Les quatre choses dont le Maître était exempt : il était sans idée (privilégiée), sans nécessité (prédéterminée), sans position (arrêtée) et sans moi (particulier). IX,4.
La formule est à prendre à la lettre : ce dont le Maître était exempt, ce n’est pas d’idées toutes faites, ou d’idées en l’air, ou d’idées sans fondement, comme on a traduit d’ordinaire – il n’y a pas besoin pour cela d’être Confucius –, mais bien d’idées à lui, tout simplement. Au sens où l’on a dit que chacun "a ses idées", ou inversement, que cela n’est pas "dans les idées", ou encore qu’il faut juger, agir, "à son idée" : le sage est sans idée parce qu’il n’en privilégie aucune (ni, par là, n’en exclut aucune) et qu’il aborde le monde sans projeter sur lui aucune vision préconçue ; il n’en rétrécit rien, par conséquent, par l’intrusion d’un point de vue personnel, mais en garde toujours ouvertes toutes les possibilités. Aussi, comme il n’en présume rien, n’y a-t-il pas de "il faut" qui s’impose à lui et prédéterminerait sa conduite ; aucune "nécessité" ne la codifie par avance, qu’elle soit de l’ordre de ses maximes qu’on se donne à soi-même ou des règles imposées par la morale. On le voit notamment par différence avec tel de ces disciples qui, lui, a des principes et dont Confucius ne partage pas l’intransigeance (Zilu, cf. XVII, 5 et 7) : gardant un rapport au monde totalement ouvert, il peut en épouser toute la différence et s’adapter sans entrave à chaque cas. » […]
Chapitre trois : Le juste milieu est dans l’égale possibilité des extrêmes.
(Page 32) […] « Or, je voudrais montrer, à partir de ce qu’on vient de commencer à voir chez Confucius, que la sagesse du milieu peut être exactement l’inverse : non pas une pensée, timorée ou résignée, qui aurait peur des extrêmes et, se complaisant dans la demi-mesure, conduirait à ne plus vivre qu’à moitié ; mais bien une pensée des extrêmes permettant, par variation d’un pôle à l’autre, parce qu’elle n’adopte aucun parti pris, ne s’enferme dans aucune idée, de déployer le réel dans toutes ses possibilités. » […]
Pour aller plus loin ou pas... émission Les chemins de la philosophie avec François Jullien du 3 mai 2019 : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/profession-philosophe-2937-francois-jullien
Extrait de l'émission :
« Je suis allé en Chine pour vivre un dépaysement de la pensée : qu’arrive-t-il à la pensée quand elle sort de ses grands philosophèmes comme l’être, Dieu, la vérité, la liberté ? Comment pense-t-on ? Et puis quand on quitte la langue dans laquelle ces notions se sont articulées ? Et puis quand on ne peut plus remonter dans l’histoire des questions ? Vivre un décontenancement de la pensée en quittant l’Europe et en même temps revenir sur la pensée européenne pour l’interroger dans ce qu’elle n’interroge pas… »
Soyez sage : prenez des risques!
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