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Post-vérité


Myriam REVAULT D’ALLONNES : « La post-vérité attaque le socle de notre monde commun. »


Par Thibault SARDIER, 19/10/18 source liberation.fr


Brexit, élection de Donald Trump, montée des populismes, succès des théories du complot, omniprésence des fake news… Quelle lecture d’ensemble peut-on faire de ces événements dont on devine instinctivement qu’ils sont liés, sans toujours parvenir à les décrire ? Dans la Faiblesse du vrai (Seuil, 2018), la philosophe Myriam Revault d’Allonnes estime qu’ils ont pour point commun un brouillage des catégories de vrai et de faux. Nous serions entrés dans une ère de la post-vérité, dans laquelle les faits deviennent affaire d’opinion, empêchant dans la foulée des débats contradictoires et argumentés. Avec une telle altération de nos discours, la possibilité de bâtir un monde commun se trouve menacée, et avec elle, la démocratie.


La notion de «post-vérité» décrit-elle une réalité nouvelle ?


C’est la première question que je me suis posée, car si le dictionnaire d’Oxford en a fait le mot de l’année 2016, la définition qu’il donne décrit des formes de manipulation de la vérité classiquement liées à l’exercice du pouvoir politique. Mais un commentaire à la fin de la notice a attiré mon attention : «Dans ces conditions, le partage du vrai et du faux devient inessentiel.» Pour réfléchir sur cette affirmation, j’ai suivi deux directions. D’abord, j’ai repris les perspectives de Marx, Nietzsche ou Freud, qualifiés de «philosophes du soupçon» car ils ont remis en question la prétention du sujet à détenir immédiatement le vrai et ont parfois été tenus pour responsables de l’avènement de la post-vérité. Or ils étaient au contraire attachés à la vérité, dans la mesure où ils ont avant tout travaillé sur ses mauvais usages et sur la «conscience fausse». Nietzsche a ainsi écrit qu’il n’existe pas de «fait en soi» mais seulement des «interprétations», ce qui n’abolit pas la vérité mais implique que les faits bruts doivent être mis en ordre pour devenir compréhensibles…


La deuxième piste que j’ai suivie est politique. Puisque l’idée de post-vérité s’est imposée avec des événements comme la campagne du Brexit ou l’élection de Donald Trump, j’ai souhaité relire ces événements à l’aune du conflit traditionnel entre vérité et politique, conflit né de l’interprétation par Platon de la mort de Socrate, condamné par les citoyens de l’Athènes démocratique. Il m’est apparu que nous vivons bel et bien une période de rupture. Nous entrons dans une ère qui n’est pas celle du mensonge généralisé, mais où le partage entre vrai et faux n’est plus opératoire. La vérité elle-même devient dépourvue de sens. Cela ne s’était jamais produit auparavant, sauf avec le négationnisme : c’est la première fois à l’époque contemporaine que la réalité d’un fait a été niée sous les yeux de ceux qui en avaient été les témoins.


Votre essai évoque peu les fake news. Pourquoi ?


J’ai voulu montrer que la post-vérité déborde la question des médias et même celle de la politique au sens étroit du terme. Elle questionne la possibilité même d’un monde commun. L’effacement de la vérité comme norme atteint les relations entre les individus, pas seulement au niveau de la rationalité, mais aussi au niveau de l’échange sensible.


Nous accordons pourtant beaucoup de crédit aux vérités scientifiques.


C’est pourquoi je distingue deux formes de vérité : la vérité rationnelle et la vérité de fait. La première relève du savoir scientifique. Depuis la condamnation de Galilée, elle n’interfère plus dans le champ politique… sauf quand Donald Trump parle du climat. La seconde désigne la réalité des faits qui se sont produits. C’est elle qui pose problème, car on constate que les faits tendent à devenir une simple opinion déconnectée de la réalité. Lorsque Trump explique que le temps était ensoleillé durant son discours d’investiture alors que les images montrent qu’il pleuvait, il nie une vérité de fait. Même chose pour les climatosceptiques : au-delà de leur refus des vérités scientifiques, ceux qui nient le changement climatique substituent à la vérité des faits une réalité alternative où les éléments problématiques n’existent pas.


Vous estimez qu’une comparaison avec les régimes totalitaires ne peut pas aider à comprendre la post-vérité. Pourquoi ?


Dans les systèmes totalitaires, l’idéologie recouvre la réalité de manière systématique et de façon si cohérente que la réalité est impuissante à la démentir. Dans la démocratie, le problème vient au contraire de la pluralité des opinions qui peut être dévoyée en relativisme. La démocratie est une société ouverte, il appartient aux hommes de construire collectivement un système vivable. Elle engage une manière de vivre ensemble, qui peut s’affaisser si la vérité n’est plus un enjeu.


Comment Platon et Aristote, qui ouvrent votre livre, éclairent-ils ces enjeux actuels ?


Chacun d’eux admet la tension entre la recherche de la vérité et la politique. En imaginant la figure du philosophe roi, Platon élabore une politique philosophique au nom du primat de la vérité. Aristote, quant à lui, introduit une distinction importante entre le vrai et le vraisemblable. Le vrai relève de la nécessité (de ce qui ne relève pas de l’action humaine : par exemple le mouvement des astres) alors que le vraisemblable appartient au domaine de la contingence, de ce qui peut être autre qu’il n’est. En matière de politique, les hommes doivent rechercher non pas le vrai mais le vraisemblable, c’est-à-dire ce qui est acceptable par le jugement partagé et permet d’agir pour transformer la réalité. On retrouve ces deux axes aujourd’hui : du côté de Platon, il y a ceux qui pensent que le pouvoir doit être exercé par ceux qui savent, ce que j’appelle un pouvoir «épistémocratique». Aristote, lui, permet de comprendre que la post-vérité porte atteinte à la capacité citoyenne d’élaborer des jugements fondés et d’agir dans la cité. Mais pour saisir la situation contemporaine, il faut aussi prendre en compte ce qu’a introduit la notion de «machiavélisme» qui, avec la modernité, identifie la politique au mal et accentue l’écart entre la politique et la vérité. La politique est renvoyée au mensonge, mais aussi au mal. Or le véritable problème de la politique n’est pas d’accéder au «vrai» mais de construire une opinion publique, un jugement partagé, un partage du sensible qui permet aux hommes de faire du commun. La post-vérité attaque ce socle de notre monde commun. S’il s’agissait simplement de dire que la politique est de l’ordre du mensonge, il n’y aurait rien de vraiment nouveau. Mais la nouveauté est que le vrai et le faux ne sont plus des catégories opératoires.


Qu’est-ce qui, aujourd’hui, fait advenir la post-vérité ?


Cela tient d’abord à la fragilité constitutive de la démocratie, qui repose sur l’échange permanent des opinions et sur le fait qu’aucune position n’est jamais arrêtée. Cela nécessite de pratiquer le débat, comme on le faisait par exemple dans les cafés et les salons de l’époque des Lumières où il était admis que la discussion et la confrontation des idées permettaient d’élaborer collectivement une opinion publique éclairée. Quand cet exercice n’existe plus, et qu’on limite l’action politique au vote, la pluralité se dégrade en relativisme des opinions et en débats appauvris. On le constate lorsqu’on voit s’affronter les populistes, qui postulent que le peuple détiendrait instinctivement une vérité mythifiée, et les épistémocrates, «ceux qui savent», qui se présentent comme les garants de la rationalité, notamment économique.


Dans des démocraties comme la France, où les partis populistes ne sont pas au pouvoir, où voir des traces de la post-vérité ?


On les trouve dans la multiplication des thèses complotistes et dans la suspicion généralisée qui en découle, ou encore dans certains propos qui laissent s’installer une tendance populiste douce : la critique des «élites», la défiance à l’égard de l’activité politique en tant que telle. Sans compter la diffusion virale des informations par Internet et les réseaux sociaux. En un sens, le «en même temps» d’Emmanuel Macron n’aide pas à clarifier les choses. Vouloir réaliser une vague synthèse entre des positions incompatibles ou entre des choix de société divergents, c’est ouvrir la porte à l’indifférenciation. Dans un monde où il n’y a plus de partage entre le vrai et le faux, il n’y a pas de conflit. Et s’il n’y a pas de conflit, il n’y a pas de démocratie, pas de politique.


Dans ce contexte, que représentent les lanceurs d’alerte ?


C’est une forme de résistance à la post-vérité, car les lanceurs d’alerte ne dissocient pas l’idée de vérité de fait et l’intervention politique, comme ce fut le cas pour les Pentagon Papers [la fuite en 1971 d’un document qui remettait en cause la version officielle de l’engagement des Etats-Unis au Vietnam, ndlr] : il s’agit de dénoncer pour transformer la situation. C’est en cela qu’ils se distinguent des dissidents des régimes totalitaires qui n’avaient pas la possibilité de rendre opératoire leur action par le biais des institutions. L’activité des lanceurs d’alerte s’exerce au sein de sociétés démocratiques, ils peuvent s’appuyer sur des contre-pouvoirs (la presse notamment) qui rendront ces actions effectives et soutiendront la démocratie.


En quoi l’imaginaire est-il une arme contre la post-vérité ?


La vérité n’est pas simplement l’adéquation de la chose et de l’esprit. La littérature et la fiction déploient la capacité de projection de la vérité. Par exemple, l’utopie et la dystopie ne consistent pas à élaborer des systèmes parfaits et achevés (ou à l’inverse invivables), mais ce sont des pratiques imaginatives qui, à partir d’un « ailleurs », d’un «nulle part», éclairent et enrichissent les sociétés dans lesquelles nous vivons. C’est pourquoi j’évoque 1984. Dans ce texte, George Orwell ne décrit pas seulement un système totalitaire abouti, il figure un monde cauchemardesque où l’imagination elle-même disparaît, faute de distinction entre le vrai et le faux, le fait et la fiction. La question de l’imagination est fondamentale, car la vérité ne consiste pas simplement à coller au réel : la faiblesse du vrai fait disparaître la puissance de l’imaginaire.


Myriam REVAULT D’ALLONNES, La faiblesse du vrai, ce que la poste-vérité à fait à notre monde commun, Seuil, 2018.



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