Hermann Hesse, Le loup des steppes, 1927, Le Livre de Poche, 2004
p.68 : « Il ignore qu’il pouvait aussi respirer, concevoir et ressentir tantôt la présence unique et tranquille du loup, tantôt celle de l’homme ; que parfois même, à de très rares instants, tous deux faisaient la paix, vivaient en bonne harmonie, se fortifiant, se renforçant mutuellement au lieu de de se contenter de sommeiller pendant que l’autre était en activité. »
p.69 : « Il faut ajouter une remarque à ce sujet : c’est qu’il existe un assez grand nombre de personnes semblables à Harry. Beaucoup d’artistes notamment possèdent le même type de personnalité. Ces êtres ont deux âmes, deux essences. En eux, le divin et le diabolique, le sang maternel et paternel, l’aptitude au bonheur et au malheur coexistent ou se mêlent de manière aussi conflictuelle et confuse que le loup et l’homme chez Harry. Dans de rares instants de félicité, ces Hommes menant une existence fort agitée éprouvent également un sentiment d’une intensité extrême, d’une indicible beauté. Parfois même, l’écume de ce court ravissement jaillit si haut, elle est d’une blancheur si éblouissante au-dessus de l’océan des souffrances, que le bonheur éclatant irradie vers les autres, les touche et les envoûte.
p.81 « En résumé, il essaie de trouver sa place entre les extrêmes, dans une zone médiane, tempérée et saine où n’éclatent ni tempêtes ni orages violents. Et il y parvient, même s’il renonce pour cela à l’intensité existentielle et affective que procure une vie axée sur l’absolu et l’extrême. »
p.84 : « Tous les autres se résignent ou font des compromis. (Le compromis est à l’opposé de N!i) Ils méprisent la bourgeoisie en continuant de lui appartenir et renforcent sa puissance et sa gloire car ils sont contraints en dernier ressort de l’approuver pour continuer de pouvoir vivre. […] Quand aux autres, aux enchaînés dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, ils ont accès à un troisième royaume, à un univers imaginaire mais souverain : l’humour. »
p.85 : « Dans la sphère imaginaire qu’il représente, l’idéal compliqué, contradictoire de tous les Loups des steppes trouve réalisé. Ici, il devient possible d’approuver le sain et le débauché, de ramener les pôles opposés l’un vers l’autre jusqu’à ce qu’ils se rejoignent et même d’inclure le bourgeois dans cette approbation. L’Homme habité par la passion du divin est en effet tout à fait capable d’approuver le criminel et inversement. Cependant, il est impossible à ces deux types de personnes, tout comme à l’ensemble des êtres vivants dans l’absolu, d’accepter de surcroît la médiocrité neutre, tempérée de la bourgeoisie. Il reste alors l’humour, cette invention magnifique des hommes qui ont été entravés dans la quête du sublime à laquelle ils étaient voués, qui n’atteignent pas tout à fait à la dimension tragique et son profondément malheureux malgré leurs dons exceptionnels. Seul l’humour (peut-être l’invention la plus spécifique et la plus géniale de l’humanité) accomplit l’impossible. Le rayonnement que renvoient ses prismes enveloppe et réunit toutes les parties de l’être humain. Vivre dans le monde comme s’il ne s’agissait pas de celui d’ici-bas ; respecter la loi tout en étant au-dessus d’elle ; posséder, mais faire comme si on ne possédait pas ; renoncer, mais faire comme si on ne renonçait pas : voilà toutes les exigences estimées et souvent citées d’une haute sagesse de l’existence que seul l’humour est en mesure de satisfaire. »
p.197 : « Souvent, l’ancien et le nouveau, la douleur et le désir, la crainte et le plaisir se retrouvaient intimement mêlés en moi de manière fort étrange. Parfois j’était au ciel, parfois en enfer simultanément. L’ancien Harry et le nouveau vivaient tantôt en étant opposés par un conflit amer, tantôt en paix l’un avec l’autre. »
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