Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, Jacques Melot éditions, 1946.
« Tout outil recrée l’homme qui l’a créé. »
Le quiproquo du continu et du discontinu
Une façon de miracle
Comme on sait, un film se compose d’un grand nombre d’images, juxtaposées sur la pellicule, mais distinctes et un peu dissemblables par la position plus ou moins modifiée du sujet cinématographié. A une certaine cadence, la projection de cette série de figures, séparées par de courts intervalles d’espace et de temps, produit l’apparence d’un mouvement ininterrompu. Et c’est le prodige le plus frappant de la machine des frères Lumière, qu’elle transforme une discontinuité en une continuité ; qu’elle permette la synthèse d’éléments discontinus et immobiles, en un ensemble continu et mobile ; qu’elle réalise la transition entre les deux aspects primordiaux de la nature, qui, depuis qu’il y a une métaphysique des sciences, s’opposaient l’un à l’autre et s’excluaient réciproquement.
Première apparence : le continu sensible
A l’échelle où, directement ou indirectement, on le perçoit par les sens, le monde apparaît d’abord comme un assemblage rigoureusement cohérent de parties matérielles, entre lesquelles l’existence d’une vacuole de néant, d’une véritable discontinuité, semble tellement impossible que, là où on ne sait pas ce qu’il y a, on a imaginé une substance de remplissage, baptisée éther. Sans doute, Pascal a montré que la prétendue horreur que la nature aurait pour le vide, était une chimère, mais il n’a pas effacé l’horreur que l’intelligence humaine éprouve pour un vide dont elle ne peut acquérir sensoriellement aucune expérience.
Deuxième apparence : le discontinu des sciences physiques
Depuis Démocrite, contre cette conception primitive du continu universel, se développe victorieusement la théorie atomistique, qui suppose la matière constituée de corpuscules indivisibles et distants les uns des autres. Si l’atome, malgré sa supposée insécabilité, a dû être subdivisé en plusieurs sortes d’électrons, il reste que l’on admet aujourd’hui, en général, l’hypothèse d’une structure matérielle lacunaire, discontinue, gazeuse pourrait-on dire, dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand, où les éléments pleins n’occupent qu’un très faible volume par rapport aux vides immenses, à travers lesquels ils circulent. Ainsi, une galaxie se compare à une vapeur d’étoiles, comme l’atome rappelle un système solaire en miniature.
Sous le monde consistant, que nous connaissons pratiquement, se dissimulent les surprises d’une réalité très dispersée, où la proportion de ce qui est, en comparaison de ce qui n’est rien de nommable, peut être figurée par une mouche volant dans un espace de quelque huit kilomètres cubes.
Troisième apparence : le continu mathématique
Si les corpuscules matériels peuvent être conçus distincts, ils ne peuvent pas être reconnus indépendants, car ils exercent tous entre eux des influences réciproques, qui expliquent le comportement de chacun d’eux. Le réseau de ces innombrables interactions, ou champ de forces, représente une trame impondérable, qui remplit tout l’espace-temps des relativistes. Dans cette nouvelle continuité à quatre dimensions, l’énergie partout latente se condense, çà et là, en granules doués de masse, qui sont les constituants élémentaires de la matière.
Sous le discontinu matériel – moléculaire, atomique, intra-atomique – on imagine donc un continu, plus profond et mieux caché encore, qu’on devrait appeler pré-matériel, parce qu’il prépare et dirige les localisations quantiques et probabilistes de la masse, de la lumière, de l’électricité.
La transmutation du discontinu en continu, niée par Zénon, mais accomplie par le cinématographe
Les points les plus obscurs de cette poésie se trouvent dans les passages et les superpositions du continu superficiel au discontinu moyen, et de celui-ci au continu pré-matériel, lequel n’a encore d’existence que mathématique. Qu’une réalité puisse cumuler continuité et discontinuité, qu’une suite sans fissure soit une somme d’interruptions, que l’addition d’immobilités produise le mouvement, c’est ce dont la raison s’étonne depuis les Eléates.
Or, le cinématographe apparaît comme une mécanique mystérieusement destinée à l’expertise de la fausse justesse du fameux raisonnement de Zénon sur la flèche, à l’analyse de cette subtile métamorphose du repos en mobilité, du lacunaire en plein, du continu en discontinu, transformation qui stupéfie autant que la génération du vivant à partir de l’inanimé.
La continuité, faux-semblant d’une discontinuité
Est-ce l’appareil d’enregistrement ou celui de projection, qui opère le prodige ? En fait, toutes les figures de chacune des images d’un film, successivement projetées sur l’écran, restent aussi parfaitement immobiles et séparées qu’elles l’étaient depuis leur apparition dans la couche sensible. L’animation et la confluence de ces formes se produisent, non pas sur la pellicule, ni dans l’objectif, mais seulement en l’homme lui-même. La discontinuité ne devient continuité qu’après avoir pénétré dans le spectateur. Il s’agit d’un phénomène purement intérieur. A l’extérieur du sujet qui regarde, il n’y a pas de mouvement, pas de flux, pas de vie dans les mosaïques de lumière et d’ombre, que l’écran présente toujours fixes. Au-dedans, il y a une impression qui, comme toutes les autres données des sens, est une interprétation de l’objet, c’est-à-dire une illusion, un fantôme.
Une mauvaise vue, source de la métaphysique du continu
Ce spectre d’une continuité inexistante, on sait qu’il est dû à un défaut de la vue. L’œil ne possède qu’un pouvoir de séparation étroitement limité dans l’espace et le temps. Un alignement de points très proches les uns des autres est perçu comme une ligne, suscite le fantôme d’une continuité spatiale. Et une succession suffisamment rapide d’images distinctes, mais peu différentes, crée, par suite de la lenteur et de la persistance des sensations rétiniennes, un autre continu, plus complexe, spatio-temporel, lui aussi imaginaire.
Tout film nous fournit ainsi le clair exemple d’une continuité mobile, qui n’est formée, dans ce qu’on peut appeler sa réalité un peu plus profonde, que d’immobilités discontinues. Zénon avait donc raison de soutenir que l’analyse d’un mouvement donne une collection d’arrêts ; il n’eut tort que de nier la possibilité de cette absurde synthèse qui recompose effectivement le mouvement en additionnant des repos et que le cinématographe réalise grâce à la faiblesse de notre vision. "L’absurde n’est pas impossible", remarquait Faraday. La conséquence naturelle des phénomènes n’est pas nécessairement logique, comme on s’en aperçoit aussi lorsque la lumière, ajoutée à de la lumière, produit de l’obscurité dans les interférences.
Le discontinu, réalité d’un continu irréel ?
Le continu sensible, dont l’expérience quotidienne nous assure l’existence partout autour de nous, mais dont la recherche scientifique dément la réalité, se résout, tout entier, à n’être qu’un leurre, né, comme la fallacieuse continuité du film, de l’insuffisance du pouvoir de séparation, non seulement de notre vue, mais de tous nos sens. Ainsi, le charme de la musique, le flux parfaitement lié d’harmonie, que nous goûtons dans l’audition d’une symphonie, naissent de l’impuissance de notre ouïe à situer distinctement, dans l’espace et le temps, chaque vibration de chaque train d’ondes sonores. Ainsi encore, la relative grossièreté des sens multiples, que l’on groupe sous le nom de tact, ne nous permet pas de connaître l’extrême division ni le formidable remuement des minuscules constituants des objets que nous manions. Et, de cette carence de nos perceptions, sont nées toutes les fausses notions d’une matière sans lacune, d’un monde compact, d’un univers plein.
Dans tous les domaines, le continu visible, palpable, audible, respirable, n’est qu’une première apparence très superficielle, qui possède sans doute son utilité, c’est-à-dire sa vérité pratique, mais qui masque une organisation sous-jacente d’aspect discontinu, dont la connaissance s’est révélée supérieurement utile et dont le degré de réalité peut et doit, par conséquent, être tenu pour plus profond aussi.
La discontinuité, faux-semblant d’une continuité
D’où provient cette discontinuité, estimée plus réelle ? Par exemple, dans le procédé cinématographique, où et comment sont captées les images discontinues qui servent au spectateur à élaborer la continuité subjective du film ? Ces images sont prises au spectacle perpétuellement mouvant du monde ; spectacle qui se trouve fragmenté, découpé en brèves tranches, par un obturateur qui ne démasque l’objectif, à chaque rotation, que pour un tiers ou un quart du temps nécessaire à celle-ci. Cette fraction est assez courte pour que les instantanés obtenus présentent autant de netteté que des photographies de sujets au repos. La discontinuité et l’immobilité des clichés cinématographiques, considérés en eux-mêmes, sont donc une création de l’appareil de prise de vues, une interprétation fort inexacte de l’aspect continu et mobile de la nature ; aspect qui tient lieu ici de réalité foncière.
Si l’homme, par ses sens, se trouve organisé pour percevoir le discontinu comme continu, la machine, elle, "imagine" plus facilement le continu comme discontinu
Un mécanisme se révèle, en cette occurrence, doué d’une subjectivité propre, puisqu’il représente les choses, non pas comme celles-ci sont aperçues par les regards humains, mais seulement comme il les voit, lui, selon sa structure particulière, qui lui constitue une personnalité. Et la discontinuité des images fixes (fixes tout au moins pendant le temps de leur projection, dans les intervalles de leur glissement saccadé), discontinuité qui sert de fondement réel au continu humainement imaginaire de l’ensemble du film projeté, s’avère n’être, à son tour, qu’un fantôme, celui-ci conçu, pensé par une machine.
D’abord, le cinématographe nous a montré, dans le continu, une transfiguration subjective d’une discontinuité plus vraie ; puis, ce même cinématographe nous montre, dans le discontinu, une interprétation arbitraire d’une continuité primordiale. On devine alors que ce continu et ce discontinu cinématographiques sont réellement aussi inexistants l’un que l’autre, ou, ce qui revient essentiellement au même, que le continu et le discontinu font alternativement office d’objet et de concept, leur réalité n’étant qu’une fonction, dans laquelle ils peuvent se substituer l’un à l’autre.
Le continu, réalité d’un discontinu artificiel ?
Tout le discontinu de la doctrine scientifique actuellement en crédit n’est pas moins artificiel et trompeur que la discontinuité et l’immobilité des instantanés cinématographiques. Bernard Shaw refusait de croire aux électrons comme aux anges, parce qu’il n’en avait vu ni des uns ni des autres. S’il suffisait de voir, l’existence des électrons ne saurait être mise en doute, car, effectivement, on les voit aujourd’hui, on les compte, on les mesure. Cependant, il n’est nullement sûr qu’ils existent à l’état naturel, dans le cours de l’évolution des phénomènes. Ce qu’on peut seulement affirmer, c’est qu’ils apparaissent comme résultat, peut-être monstrueux, de certaines conditions expérimentales, qui violentent et défigurent la nature.
Si, dans le film sur lequel a été enregistré le jeu d’un acteur dramatique, on isole une image, celle-ci peut montrer le visage crispé du héros, la bouche tordue, un œil clos, l’autre révulsé, dans une expression grotesque. Or, à l’enregistrement comme à la projection, la scène a paru et paraît jouée à la mesure, émouvante, sans aucune trace d’effet comique. Mais l’appareil de prise de vues, en fragmentant la continuité des gestes d’un personnage, y a découpé une image discontinue, qui, à cause même de sa discontinuité, est fausse et qui ne retrouvera sa vérité qu’à condition d’être réintégrée, à la projection, dans sa continuité originelle.
De façon analogue, l’instrumentation puissante des physiciens intervient dans le continu matériel, apparent ou très profond, pour le tailler en milliards de pièces, et les produits de cette chirurgie brutale, de ces bombardements et de ces dépeçages, de ces transmutations et de ces éclatements, sont des aspects discontinus : atomes, protons, électrons, neutrons, photons, quanta d’énergie, etc., qui, peut-être et même probablement, n’existaient pas avant les expériences destructrices de la continuité. Un spinthariscope, un cyclotron, un microscope électronique arrachent à la texture de l’univers quelques instantanés, les transplantent dans l’espace, les figent dans le temps, mais ces grimaces de la nature torturée n’ont pas plus de signification réelle que la conjoncture d’une expression comique, attribuée au masque du tragédien.
On casse un carreau de verre, on en dénombre les débris et on déclare : cette vitre se composait de quatre morceaux triangulaires, de deux morceaux quadrangulaires, de six morceaux pentagonaux, etc. Tel est le modèle du faux raisonnement de toute atomistique, fort semblable d’ailleurs au raisonnement de Zénon. Mais il est évident que la vitre, avant d’avoir reçu le coup qui la fit voler en éclats, ne comportait ni triangles, ni quadrilatères, ni pentagones, ni aucun autre morceau que l’unique qu’elle constituait.
La réalité, une somme d’irréalités
Certaines analyses de la lumière y font apparaître une structure granulaire, discontinue. Mais il est impossible de prouver que cette discontinuité existait antérieurement aux expériences investigatrices, qui ont pu la créer, de même que l’appareil de prise de vues a inventé une succession de repos dans la continuité d’un mouvement. D’autres phénomènes lumineux ne s’expliquent que si la lumière est, non plus une discontinuité de projectiles, mais un flux ininterrompu d’ondes. La mécanique ondulatoire n’a pas réussi tout à fait à effacer cette incompréhensible contradiction, en supposant au rayon lumineux une double nature, immatériellement continue et matériellement discontinue, formée d’un corpuscule et d’une onde pilote dont tout ce qu’on peut connaître, est sa formule mathématique, qui détermine-les probabilités selon lesquelles le grain de lumière se matérialise plutôt ici que là.
Devant un problème insoluble, devant une contradiction inconciliable, il y a souvent lieu de soupçonner qu’en fait, il n’y a ni problème, ni contradiction.
Le cinématographe nous indique que le continu et le discontinu, le repos et le mouvement, loin d’être deux modes de réalité incompatibles, sont deux modes d’irréalité facilement interchangeables, deux de ces "fantômes de l’esprit", dont François Bacon aurait voulu purger la connaissance, au risque de n’y rien du tout laisser. Partout, le continu sensible et le continu mathématique, fantômes de l’intelligence humaine, peuvent se substituer ou être substitués au discontinu intercepté par les machines, fantôme de l’intelligence mécanique. Il n’y a pas plus d’exclusive entre eux, qu’il n’y en a entre les couleurs d’un disque à l’arrêt et le blanc du même disque en rotation. Continu et discontinu, repos et mouvement, couleur et blanc jouent alternativement le rôle de réalité, laquelle n’est, ici comme ailleurs, jamais, nulle part, autre chose qu’une fonction, ainsi que nous aurons l’occasion de le constater souvent.
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