Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020, p.22-23-24
« […] nous héritons d’une conception du monde qui avili l’animal, elle est bien visible dans notre langue, qui cristallise des réflexes de pensée. Toutes ces formules de la langue française : "valoir à peine mieux qu’un animal", "n’être qu’un animal", tout ce mépris ascensionnel, toute cette métaphorique verticale du dépassement d’une animalité inférieure en nous, sont présents jusque dans les recoins les plus quotidiens de notre éthique, de notre représentation de nous-même – c’est incroyable. Et néanmoins ils reposent sur un malentendu métaphasique. […]
Ces rapports compliqués à l’animalité trouvent en effet une part de leur origine dans le monopole de l’anthropologie philosophique dualiste, qui court du judéo-christianisme jusqu’au freudisme. Cette conception occidentale pense l’animalité comme une bestialité intérieure que l’humain doit surmonter pour se "civiliser" ou, à l’opposé, comme une primalité plus pure dans laquelle il se ressource, retrouvant par là une sauvagerie plus authentique, libérée des normes sociales. Ces deux imaginaires semblent opposés, alors que rien n’est moins juste : le second n’est que le revers de l’autre, construit par réaction et opposition symétrique. Or on sait que les créations réactives ne font que pérenniser la vision du monde de l’ennemi qui nous fait réagir : ici le dualisme hiérarchique qui oppose humains et animaux.
Les dualismes prétendent chaque fois cartographier la totalité des possibles, alors qu’ils ne sont jamais que l’avers et le revers d’une même pièce, dont le dehors est occulté, nié, interdit à la pensée elle-même.
Ce que cela exige de nous est assez vertigineux. Le dehors de chaque terme d’un dualisme, ce n’est jamais son terme opposé, c’est le dehors du dualisme lui-même. Sortir du Civilisé, ce n’est pas se jeter dans le Sauvage, pas plus que sortir du Progrès implique de céder à l’Effondrement : c’est sortir de l’opposition entre les deux. Faire effraction du monde pensé comme leur règne binaire et sans partage. C’est entrer dans un monde qui n’est pas organisé, structuré, tout entier rendu intelligible, à partir de ces catégories. L’enjeu est de fulgurer comme une lame de sabre entre les deux blocs des dualismes, pour déboucher de l’autre côté du monde qu’ils prétendent enclore, et voir ce qu’il y a derrière. […] Danser dans les cordes, pour esquiver le dualisme de l’animalité comme bestialité inférieure et comme pureté supérieure. Pour ouvrir un espace encore inexploré : celui des mondes à inventer une fois que l’on est passé de l’autre côté. Les entrevoir, les donner à voir, grande respiration. »
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